Cottagecore
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La galerie Sultana est heureuse de présenter Cottagecore, une exposition de peintures, de sculptures, de photographies et d'installations explorant les relations, les métaphores et les imbrications entre le corps, l'identité et l'environnement construit.
Les œuvres réunies ici sont présentées à l’aune d’une tendance esthétique éponyme qui a commencée à proliférer sur les réseaux sociaux au milieu des années 2010, parmi les adolescents et les jeunes adultes. Le cottagecore (cf. fairycore, farmcore et #cottagevibes) est le revivalisme romantique d'un mode de vie pastoral du XIXe siècle centré sur la vie domestique, caractérisé par des motifs floraux, des robes printanières, un goût de la pâtisserie, du jardinage et de la pratique d'un artisanat vernaculaire comme la broderie, le tricot, la poterie ou la fabrication de meubles. Les thèmes centraux incluent également l'autosuffisance, le soin, et l'exercice d'un temps de loisir généreux, comme les promenades dans les champs ou la lecture.
Bien qu'elle puisse facilement être considérée comme une évasion (la tendance a également été critiquée pour sa glorification de l'esthétique colonialiste et d'un mode de vie rural eurocentrique soutenu par la servitude forcée et l'oppression raciale et sexiste (1)), l'émergence du cottagecore reflète les angoisses d'une jeune génération confrontée à une société de plus en plus précaire, régressive et morose. De nombreux adeptes de cette tendance considèrent le cottagecore comme anticapitaliste dans son opposition à la vie urbaine et son désir de revenir à une temporalité plus autonome et cyclique. Particulièrement populaire parmi les jeunes LGBTQI+, le cottagecore célèbre des gestes associés au travail reproductif et d'artisanat traditionnellement considérés comme des tâches féminines et réimagine un certain type de domesticité au-delà des rôles de genre traditionnels et des valeurs hétéronormatives et chrononormatives. (2)
De la même manière, les artistes présentés dans Cottagecore s'engagent conceptuellement et matériellement dans ce que l'architecte et théoricien canadien Olivier Vallerand appelle "une vision queer de l’éspace" (3), dans la mesure où ils mettent en exergue les structures normatives souvent invisibles qui sous-tendent l'organisation architecturale de l'espace et du temps. Incorporant des matériaux et des sujets tirés de l'environnement immédiat des artistes, ainsi que des métiers associés à des pratiques féministes, domestiques et collectives, les œuvres juxtaposent et subvertissent le système binaire et genré des sphères publiques et privées.
Imaginant le corps comme un bâtiment, les abstractions métaphoriques d'Edie Fake opposent l’immobilité intrinsèque des structures construites à la fluidité des identités transgenres et non-binaires. Son oeuvre fait référence au mouvement « Pattern & Decoration » des années 1970-80, précurseur dans l’histoire de l’art du cottagecore, qui s’était attaché à rejeter la pureté idéologique du minimalisme et du conceptualisme par des figures masculines. En adoptant des formes abstraites et artisanales non-occidentales ou associées à la féminité, les architectures spéculatives de Fake éliminent la distinction entre structure et ornement, semblant être construite à partir des formes géométriques et des motifs qui les embellissent. Ses compositions fluorescentes et diagrammatiques flottent sur des fonds noirs cosmiques et veloutés. Inspirées par le paysage en péril du désert californien ou par les façades changeantes des anciens bars de Chicago, elles explorent les potentielles significations de « l'espace queer ».
Comme une réponse aux métaphores architecturales délirantes de Fake, My Pals (2021) de Robin Plus présente un assemblage imposant, mais précaire, de palettes colorées empilées les unes sur les autres, qui raillent les immeubles d'habitation monolithiques en arrière-plan. La formation de danseur de Robin Plus, qui s’est ensuite tourné vers la photographie, se traduit dans ses images par une sensibilité particulière au corps dans l'espace, et aux forces positives ou aliénantes que l'environnement bâti peut exercer sur celui-ci. La documentation au premier abord sans détour d'un monde familier est subtilement détournée par la confusion volontaire des repères géographiques et du temporels. L'artiste met en scène ses amis et ses pairs de la scène queer — qu'il appelle affectueusement ses « créatures de la nuit » — dans une lumière naturelle de vastes paysages ouverts, contestant ainsi la relégation spatiale de la culture queer dans les marges et l'underground. Dans Cactus (2021) et Sunlight (2021), le corps est évoqué avec poésie, faisant allusion aux nombreux désirs et codes immatériels dont le lieu est chargé, et suggérant — peut-être — que nos corps imprègnent l'identité d'un espace tout autant que l'inverse.
Englobant la sculpture, le dessin, l'installation et le texte ; la pratique de Jesse Darling explore la précarité des corps architecturaux, culturels et humains sous les hégémonies défaillantes du savoir et du pouvoir. Dans We Tried (2019), la vulnérabilité du corps humain est rendue à travers les matériaux architecturaux mêmes contre lesquels il doit lutter. Deux paires de jambes chétives faites de barres d'armature forgées - des tiges d'acier généralement utilisées pour renforcer le béton - émergent du mur en position assise, ancrées dans des pieds en bloc d'argile humide. Clin d'œil à l'expression « feet of clay » (pieds d'argile), équivalent anglais du « talon d’achille », We Tried interroge l'équation entre la valeur humaine, la productivité, et la fonction dans une société capitaliste et validiste.
L'appropriation et la déformation des éléments architecturaux est également présent dans le travail de Benoît Piéron, dont la "pratique sacrificielle du temps" est marquée par l’expérience d’une temporalité différente due à une « maladie de compagnie » et une enfance passée à l'hôpital. Ses œuvres sont basées sur le travail du textile, tels que le patchwork et le scoubidou, la conception de motifs et le jardinage. Il se nourrit de l'expérience de l'attente et des méditations sur les espaces liminaux. Les frontières nébuleuses du corps sont subverties de la manière la plus viscérale dans Rouge à lèvres (2019), qui consiste en rouge à lèvres fabriqué à partir du propre sang de l'artiste, transformant le locus interne et invisible de la pathologie de l'artiste en une parure futile. Dans Paravent (2022), les panneaux en vinyle bon marché d'un paravent médical sont réassemblés à l’aide d’un patchwork cousu main à partir de draps d'hôpital transformés (qui, dans certains cas, portent encore les traces des corps qu'ils enveloppaient), fusionnant la rigidité clinique de l'infrastructure hospitalière avec l’invocation du corps sensuel. Les draps prennent également la forme de chauves-souris vampires en peluche, l’animal spirituel de l’artiste. Les psychopompes sont des créatures mythologiques qui guident les âmes du royaume des vivants à celui des morts, en leur offrant du réconfort en cours de route. Leurs petits corps lestés sont censés conférer la paix au patient qui les étreint. De la même manière, les dessins de papiers peints de Benoît Piéron prennent en compte les effets calmants et somatiques des motifs optiques et du décor domestique. Baldosas Inmaculadas (2012-2022) rappelle le travail de William Morris, designer et architecte radical de l'époque victorienne et figure de proue de l'Arts & Crafts britannique, un mouvement social et artistique historique dont l'influence est particulièrement visible dans le cottagecore.
Le mouvement Arts & Crafts est apparu à la fin du XIXe siècle en réponse aux effets sociaux et écologiques délétères de l'industrialisation, en défendant l'importance des artisans qualifiés et des arts appliqués, ainsi que le rôle qu'ils jouent dans la qualité de la vie quotidienne, notamment la maison. Le mouvement a idéalisé la société médiévale et, à travers la pratique d’un travail collectif et domestique, impliquant les femmes tout comme les hommes, à une époque qui a transformée le phénomène des "sphères séparées" - la dichotomie entre le domestique/privé et le public - en une doctrine idéologique de la subordination de genre et de classe.
La popularité du cottagecore a culminé en 2020 avec le début de la pandémie, alors que nous étions soudainement circonscrits à l'environnement immédiat de nos maisons. Les confinements mondiaux ont provoqué un évanouissement de la distinction spatiale entre les sphères publiques et privées, et ont temporairement éliminé le concept dialectique de centre et de marge, à travers la généralisation du travail à distance et la décentralisation des opportunités professionnelles des zones urbaines compétitives et coûteuses. Le confinement a non seulement attiré l'attention sur la façon dont notre environnement le plus immédiat — notre espace personnel et intime — nous influence et nous modèle, mais il a aussi déclenché une prise de conscience générale que tout, de l'endroit où nous vivons à la façon dont nous travaillons, en passant par la façon dont nous structurons notre temps est manifestement construit. En contrepoint à cela, Cottagecore propose un espace spéculatif dans lequel la parenté, le travail et le temps peuvent être repensés et refaçonnés.
- Mélanie Scheiner
1 Cette esthétique est également populaire parmi les "communautés" d'extrême droite en ligne connues sous le nom de Tradwives, apparemment pour ces mêmes raisons.
2 Elizabeth Freeman defines the concept of chrononormativity as the use of time to organize individual human bodies toward maximum productivity. Time Binds: Queer Temporalities, Queer Histories (Duke University Press,2010).
3 Olivier Vallerand, “Regards queer sur l’architecture : une remise en question des approaches identitaires de l’espace”, Captures Volume 1 Numéro 1, May 2016. http://www.revuecaptures.org/node/349/?utm_medium=website&utm_source=archdaily.com
À propos des artistes :
"Mon idée c'était tout d'un coup de "monstrer", dans le sens historique de montrer qui est de donner une forme, une forme de monstre mais qui tout d'un coup si c'est un monstre on peut le regarder dans les yeux."
Rencontre avec Benoît Piéron - Cité internationale des arts
"L'artiste Edie Fake a discuté de son nouveau projet Art Wall avec l'organisatrice de l'exposition Elaine Yau, abordant l'idée d'espace queer et le rôle de l'art dans le développement du dialogue autour des droits des personnes trans."
Multidisciplinary artist Jesse Darling joins us from their studio and around Berlin for Weekend Journal #61. Darling talks through the shifts in their practice since lockdown started in March—away from object-making for collectors and institutions, towards cultivating community-engaged endeavors like mail art, kombucha, and forays into poetry.
"Robin Plus, photographe d'un monde fragile et digne héritier de Wolfgang Tillmans"
Regarder les photographies de Robin Plus, c’est plonger dans un sillon entre le jour et la nuit. C’est réveler au grand jour ce que l’obscurité nébuleuse et moite des clubs et les mouvements frénétiques des danseurs effrontés ne révèlent que par fragments...
Numéro Art / 28 Juillet 2020 - par Mathieu Jacquet
Photos : Aurélien Mole
Photos : Benoît Piéron
PRESS RELEASE:
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