C’est une vitrine comme il y en a tant d’autres. Celle d’un bijoutier, d’une pharmacie ou d’une boutique à souvenirs. Elle accueille une série d’objets usagés, délaissés par leurs propriétaires : un flacon de parfum dont il ne reste que quelques gouttes ou encore un vieux shampoing à moitié vide … Ces rebus, parfois altérés par l’artiste qui les métamorphose en sculptures miniatures, sont mis en vitrines à la galerie Sultana. Ils forment la première installation artistique d’Harry Nuriev présentée à Paris.
Avec Lèche-Vitrines, Harry Nuriev offre sans doute l’une de ses installations les plus éclairantes sur son concept de Transformism, clef de voûte de son travail depuis plusieurs années. La transformation, à l’œuvre chez lui, tient avant tout d’une alchimie de l’objet : Harry Nuriev s’est déjà emparé par le passé de claviers d’ordinateurs pour créer les cadres d’un miroir, il a façonné des tapis en caleçons... Les objets les plus quotidiens et contemporains de nos vies se voyaient réassigner non seulement un nouvel usage, une nouvelle valeur mais aussi une nouvelle esthétique et une nouvelle beauté.
Harry Nuriev procède à sa manière à un véritable re-enchantement du monde, de la matière et des objets délaissés et oubliés qui nous entourent. Ce réagencement alchimique du monde est aussi et surtout un refus : celui de la production infernale de nouveaux objets, celui de l’obsession contemporaine pour une consommation dévorante, engloutissant les matériaux, épuisant la planète. Le flux infernal de la consommation pourrait alors laisser place à un monde de permanence, de revitalisation de l’existant plutôt qu’à son remplacement perpétuel et hystérisé. “Que restera-t-il de notre monde dans 50 ans” s’interroge-t-il. Pourra-t-on seulement encore produire de nouveaux objets, extraire encore et toujours nos matières premières de la terre ? Devrons-nous faire alors avec les seuls objets usagés encore disponibles ?” En réponse à cette dystopie, Harry Nuriev propose une réponse ascétique et humaniste : faire avec ce qui reste, initier une transformation qui n’est pas simplement celle de l’objet mais celle de notre rapport à l’objet, et donc au monde.
Il faut noter, à cet égard, que les parfums, shampoings et crèmes usagés réunis au sein de l’exposition proviennent d’amis et de l’entourage d’Harry Nuriev. Chez lui, le re-enchantement du monde, son réagencement, passe par la célébration de la communauté. L’objet en vitrine n’est plus une pure exaltation marketing des échanges consuméristes mais une célébration de relations humaines. Le parfum évoque l’odeur d’un proche, une crème de jour la peau d’une amie… Extrait de sa condition de produit capitalistique, l’objet peut à nouveau incarner quelque chose d’humain : l’ADN d’une humanité encapsulée dans des liquides usagés et des objets revitalisés par Harry Nuriev.
Si Lèche Vitrine s’intéresse à la valeur de l’objet, il est une autre mécanique pour laquelle se passionne tout autant Harry Nuriev, celle de l’exposition – son medium. Or, Harry Nuriev entre en exposition comme on entre en effraction. Il y a deux ans déjà , il me confiait que toutes ses interventions relevaient du “sabotage” des espaces, qu’il s’agissait pour lui de les perturber en y insérant “ces choses qui ne devraient pas être là ”. Des “choses” comme une vitrine ou des produits usagés qui n’ont à priori pas leur place dans une galerie d’art. Cette mécanique de déplacement, de transformation et de perturbation de l’espace d’exposition se nourrit à la galerie Sultana d’une autre mécanique spécifique, celle de la vitrine, et d’une mise en abime, celle de la galerie d’art en pure vitrine commerciale.
« Ce n’étaient plus les vitrines froides de la matinée ; maintenant, elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de la trépidation intérieure. Du monde les regardait, des femmes arrêtées s’écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de convoitise […] La chaleur d’usine dont la maison flambait, venait surtout de la vente, de la bousculade des comptoirs, qu’on sentait derrière les murs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l’œuvre, un enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdies sous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la logique des engrenages. »
Au Bonheur des Dames
Emile Zola
Lorsqu’Emile Zola publie Au Bonheur des Dames en 1883, son ouvrage consacré au Bon Marché (renommé pour l’occasion Au Bonheur des Dames), les vitrines se sont imposées comme un élément distinctif des grands magasins nouvellement créés et plus généralement des rues parisiennes. Elles incarnent alors la modernité. Si les grands vitrages commencent à être utilisés dès le XVIIIème siècle comme devantures pour mettre en scène les marchandises, il faut attendre le milieu du XIXème pour qu’’elles deviennent un élément réellement constitutif de l’architecture parisienne commerciale. Les grands travaux initiés par Haussmann sous le Second empire modernisent la ville, l’apparition de trottoirs protecteurs invitent désormais à la flânerie, les transports collectifs à la mobilité. Depuis le début du XIXème siècle, le progrès technique a rendu possible la production de verre plat, condition sine qua non à la réalisation des vitrines telles qu’on les connaît. Tous les facteurs sont désormais réunis pour faire advenir une nouvelle activité de loisir : le lèche-vitrine (depuis le XVIIIème, le terme renvoie d’ailleurs à la notion de divertissement et non plus à celle de liberté et d’oisiveté comme au Moyen-Âge). La vitrine est ainsi dès son origine le symptôme autant que l’outil d’un capitalisme florissant et de la société de consommation naissance, au service de leur logique et de leur “mécanique” pour reprendre la terminologie d’Émile Zola. Mais cette “mécanique” est largement dissimulée par la vitrine qui, derrière son apparente transparence, subjugue plus qu’elle ne dévoile. Son esthétique du spectaculaire est pensée et théorisée pour faire oublier au consommateur sa position de maillon d’une mécanique économique. Le lèche-vitrine doit être une expérience divertissante. Elle est en réalité un exercice de frustration, et donc de création de désir de consommation, jouant de l’abondance du display tout autant que d’une prétendue rareté des produits ou des bonnes affaires renforcée par l’invention des soldes… par le fondateur du Bon Marché lui-même. Il y est question de stimuli cognitifs savamment mis en scène dans un contexte évanescent d’un flux sans fin de marchandises correspondant à la logique d’écoulement infini des marchandises propre au capitalisme. Le merchandising se révèle alors une science de l’étourdissement. Harry Nuriev rejoue volontairement cette mécanique de la vitrine dans un espace autre, étranger, celui de la galerie d’art. Il est intéressant de noter, puisque Harry Nuriev établit un parallèle entre la galerie d’art et la vitrine des magasins, à quel point l’activité commerciale de la galerie structure elle-même une partie de l’espace public (la galerie est ouverte à tous) et du temps libre (la flânerie dans son espace est ancrée désormais au sein de certains milieux sociaux comme un divertissement du week-end à part entière). L’œuvre d’art, auquel on accorde souvent une valeur de dévoilement du réel, n’est-elle alors qu’un pur produit capitalistique, un divertissement, un étourdissement, c’est-à -dire un détournement du réel ? Harry Nuriev travaille à enrayer cette mécanique infernale. Tout tient en effet d’une inquiétante étrangeté au sein de son installation : nous reconnaissons la vitrine et ses produits, mais il s’s’agit de produits usagés dans une galerie d’art. La vitrine elle-même est plongée dans un noir inquiétant.Symbole de la modernité et du capitalisme, elle prend l’eau. Littéralement : des gouttes coulent depuis le plafond de la galerie Sultana...
« Emballage, fenêtre, ou paroi, le verre fonde une transparence sans transition : on voit, mais on ne peut toucher. La communication est universelle et abstraite.Une vitrine, c'est féerie et frustration mais aussi information qui est la stratégie même de la publicité. »
Le Système des objets
Jean Baudrillard
Cette nouvelle ère incarnée par la vitrine au XIXème se révélait déjà paradoxale : à la fois ère de transparence et ère de dissimulation donc. Les marchandises jusqu’ici présentées sur des étalages mais surtout rangés par l’artisan dans sa boutique pouvaient désormais librement se présenter au consommateur, sans intermédiaire. L’époque est à la libéralisation du commerce. Il n’est plus question de négocier les prix, ils sont affichés. La mécanique de rationalisation est en marche. L’abolition des corporations et de leurs réglementations strictes initiée par la Révolution française ouvre par ailleurs la voie à la multiplication des bazars et des grands magasins autorisés à réunir différentes typologies de produits. La logique s’épuise avec Harry Nuriev puisqu’il est possible désormais d’y présenter des produits usagés, des rebus. Avec la vitrine, le magasin n’est plus un espace privé et corporatiste, mais un espace public, se présentant comme transparent et ouvert. La vitrine est peut-être alors l’un des premiers symptômes du passage d’une société où l’économie est encore “encastrée” dans le social (notion inventée par l’économiste Karl Polanyi dans La Grande Transformation en 1944), c’est-à -dire encore secondaire, au phénomène de “désencastrement” de l’économie : la logique de marché prend désormais l’ascendant sur le social. Avec la vitrine, la mécanique économique prend en effet le pas sur le social et le structure, jusqu’à influer sur l’espace public et le temps libre. En parasitant la vitrine, en déjouant ses mécaniques avec des objets usagés et altérés par ses soins, Harry Nuriev semble inviter à un re-encastrement : l’humain et le social, chez lui la communauté dont on a vu la place importante dans cette installation, peut à nouveau dominer l’économique et la consommation. Sa première exposition à la galerie Sultana forme ainsi moins une célébration ou une pure critique du merchandising qu’une vitrine sur une autre vie possible où la communauté prendrait toute sa place, une vitrine sur une utopie –le Transformism – déjà en action.
Thibaut Wychowanok
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It is a vitrine like many others—a jeweler’s, a pharmacist’s, or a souvenir shop’s. It gathers a series of used objects, abandoned by their owners: a perfume bottle with only a few drops left or an old half-empty shampoo bottle. These remnants, sometimes altered by the artist who transforms them into miniature sculptures, are exhibited in vitrines at the Sultana gallery. They form the first art installation by Harry Nuriev presented in Paris.
With Lèche-Vitrines, Harry Nuriev offers perhaps one of his most enlightening installations on his concept of Transformism, the cornerstone of his work for several years.
Transformation, in his hands, is above all an alchemy of objects: Harry Nuriev has previously repurposed computer keyboards to create mirror frames and transformed underwear into rugs. The most ordinary and contemporary objects from our lives are reassigned not only to a new use value but also to a new aesthetic and a newfound beauty.
Harry Nuriev, in his own way, performs a genuine re-enchantment of the world, of matter itself, and of the forgotten and abandoned objects that surround us. This alchemical rearrangement of the world is also, and primarily, an act of refusal: a refusal of the relentless production of new objects, a refusal of the contemporary obsession with voracious consumption that depletes materials and exhausts the planet. The endless flow of consumption could thus give way to a world of permanence, where revitalization of what already exists replaces its constant, hysterical replacement. “What will remain of our world in fifty years?” he asks. “Will we still be able to produce new objects, to extract materials endlessly from the earth? Or will we have to make do with the used objects still available?” In response to this dystopian vision, Harry Nuriev proposes an ascetic and humanist answer: to make do with what remains, to initiate a transformation that is not merely about objects but about our relationship with objects—and therefore with the world.
It should be noted that the perfumes, shampoos, and creams featured in the exhibition come from Harry Nuriev’s friends and close circle. For him, the re-enchantment of the world, its rearrangement, involves celebrating the community. The objects on display in the showcase are no longer mere marketing tools for consumerist exchanges but a celebration of human relationships. A perfume evokes the scent of a loved one; a day cream recalls the skin of a friend. Removed from its condition as a capitalist product, the object can once again embody something human: the DNA of humanity finds itself encapsulated in used liquids and the revitalized objects by Harry Nuriev.
While Lèche-Vitrines explores the value of objects, Harry Nuriev is equally fascinated by another mechanism: the exhibition as medium. Harry Nuriev approaches exhibition making as a breaking in. Two years ago, he confessed to me that all his interventions were about “sabotaging” spaces, disrupting them by “inserting things that shouldn’t be there.” Such “things” can include a vitrine or used products that seemingly have no place in an art gallery. This mechanisms of displacement, transformation, and disruption of the exhibition space are further enriched at the Sultana gallery by another mechanism, specific to vitrines, and with a mise en abyme, the one of the art gallery as a pure commercial display.
“They were no longer the cold windows she had seen in the early morning ; they seemed to be warm and vibrating from the activity within. There was a crowd before them, groups of women pushing and squeezing, devouring the finery with longing, covetous eyes […] But the furnace-like glow which the house exhaled came above all from the sale, the crush at the counters, that could be felt behind the walls. There was the continual roaring of the machine at work, the marshalling of the customers, bewildered amidst the piles of goods, and finally pushed along to the pay-desk. And all that went on in an orderly manner, with mechanical regularity, quite a nation of women passing through the force and logic of this wonderful commercial machine.”
Au Bonheur des Dames
Émile Zola
When Émile Zola published Au Bonheur des Dames in 1883, dedicated to Le Bon Marché (renamed Au Bonheur des Dames), vitrines had become a distinctive feature of newly created department stores and, more broadly, of Parisian streets. They embodied modernity. While large glass panes had been used since the 18th century to stage merchandise, it wasn’t until the mid-19th century that they became an integral element of Parisian commercial architecture. Haussmann’s extensive urban renewal projects during the Second Empire modernized the city, with the advent of protective sidewalks inviting leisurely strolls and public transport fostering mobility. Since the early 19th century, technical advancements had made flat glass production possible—a necessary condition for showcases as we know them today. All the factors were in place for a new leisure activity to emerge: window shopping (a term that, since the 18th century, has referred to entertainment rather than freedom or idleness, as in the Middle Ages). From its inception, the showcase was both a symptom and a tool of a burgeoning capitalist society and consumerism, serving their logic and “mechanics,” as Zola might say. However, this “mechanics” was largely hidden by the showcase, which, behind its apparent transparency, mesmerized more than it revealed. Its aesthetics of spectacle were designed to make the consumer forget their role as a cog in the economic machinery. Window shopping had to be an entertaining experience. In reality, it was an exercise in frustration—and thus a creation of consumer desire, leveraging both the abundance of displays and the perceived rarity of products or bargains, reinforced by the invention of sales… by Le Bon Marché’s founder himself. It was about carefully staged cognitive stimuli in a fleeting context of endless merchandise flow—a cornerstone of capitalism’s infinite supply logic. Merchandising thus revealed itself to be a science of dazzle.
Harry Nuriev intentionally recreates this showcase mechanism in another space—one foreign to it: the art gallery. It is fascinating to notice, as Nuriev draws parallels between art galleries and store showcases, how the commercial activity of galleries structures partly the public space (galleries are open to everyone) and free time (wandering through them is now a weekend pastime in certain social circles). An artwork, often seen as a revelation of reality, might instead be a mere capitalist product, a distraction, a diversion from reality. Harry Nuriev seeks to disrupt this relentless mechanism. His installation is steeped in eeriness: we recognize the showcase and its products, but they are used items displayed in an art gallery. The showcase itself is engulfed in a menacing blackness. A symbol of modernity and capitalism, it is leaking.
“Whether as packaging, window or partition, glass is the basis of a transparency without transition: we see, but cannot touch. The message is universal and abstract. A shop display is at once magical and frustrating - the strategy of advertising in epitome.” .” – Le Système des objets, Jean Baudrillard
This new era, embodied by the 19th-century vitrine, has already revealed its paradoxes: an era of both transparÂency and concealment. Until then, goods had been displayed on stalls or stored by craftsmen in their shops, but they were now presented directly to consumers, without any other intermediary. It was a time for trade liberalization. Haggling was replaced by displayed prices. Rationalization was in motion. The abolition of guilds and their strict regulations, following the French Revolution, paved the way for the proliferation of bazaars and departÂment stores, which were allowed to combine different product categories. With Harry Nuriev, this logic reachÂes its limit, as it becomes possible to showcase used products and remnants. With the vitrine, the store is no longer a private, guild-dominated space but a public space, transparent and open. The vitrine was perhaps one of the earliest signs of the shift from an economy still “embedded” in society (a concept coined by econoÂmist Karl Polanyi in The Great Transformation, 1944)—that is, still secondary—to the phenomenon of ecoÂnomic “disembedding,” where market logic overtakes and structures the social sphere, influencing public space and free time. By disrupting the vitrine, undermining its mechanisms with used and altered objects, Harry Nuriev seems to invite a re-embedding: in his work, the human and social—embodied by the community that plays such a vital role in this installation—can once again prevail over economics and consumption. His first exhibition at the Sultana gallery thus becomes less a celebration or pure critique of merchandising and more a showcase for another possible life, where community takes center stage—a showcase for a utopia already in action: Transformism.
Thibaut Wychowanok