Vue d'exposition, LOVE LIFE, 2022, Galerie Sultana, Paris.
© Gregory Copitet
PRESS RELEASE:
LOVE LIFE
Si vous n'avez rien d'autre à faire, répétez rapidement, en faisant attention à la manière dont vos dents effleurent vos lèvres : v, puis f; puis v, puis f. Love puis life, love life, love life.
Love Life, en français, ça donne « vie amoureuse » ou « vie sentimentale ». La traduction est exacte, mais un peu froide. Elle perd la symétrie de ces mots à une syllabe et quatre lettres, consonne-voyelle-consonne-voyelle, et la presque double allitération, d'abord deux fois L, puis juste une nuance à peine perceptible entre f et v. C'est presque doux, comme P. qui me glisse que love life peut aussi être un verbe, to love life, aimer la vie : un conseil, ou même une injonction. Love life! – aime·z la vie ! Aimer la vie, des mots d'une candeur inhabituelle dans l'artspeak de l'art contemporain, mais que je peux imaginer dans la voix de P.
Ça sonne comme une chanson ringarde, du genre qu'on a honte d'écouter mais qui touche en rappelant l'essentiel. « Vie » est un mot vague parce qu'immense, qui contient tout et donc trop, mais qui a le mérite de rappeler ce qu'on veut vraiment de tous nos efforts, tous nos combats, toutes nos souffrances. Une vie différente, une vie meilleure ; peut-être une vie tout court, pour tou·te·s celleux qui sont soumis·es à l'arbitraire, à la violence, à la négation de leur être. D'œuvre en œuvre, P. revient souvent vers ce mot de « vie », comme une question posée encore et encore avec des termes chaque fois un peu différents. Dans sa vidéo HEVN (2021) le mot « vie » revient dans le texte/poème en sous-titre, dilué dans des tâches jaune pâle, qui demande : « Is there life outside? ». P. ne fait pas attendre et donne une réponse dans le plan/vers suivant : « Dream a metal tongue—Pussy boy ». Le ton, fait de métal et de sueur, est donné.
La résine est un matériau toxique, s'il en est : il faut la chauffer pour la rendre malléable et les vapeurs qui en émanent peuvent détruire les poumons. Au cœur de l'exposition, une série de collages photographiques encadrés, coulés par l'artiste dans de une épaisse résine époxy transparente. Couche après couche, P. laisse le temps au liquide de durcir et de figer les images, piégées en suspension dans leur bain méphitique. La résine capture et laisse voir tout : poussières, cheveux, insectes, et même débris de peaux peuvent s’y faire piéger. Une hantise pour des artistes qui chercheraient une transparence immaculée, mais dont P. va jouer, se réjouissant des vestiges organiques enfermés dans ces couches successives.
Est-ce tout ce qui reste de la love life annoncée par P. ? La vie des émotions ne laisse pas de traces, seulement des indices – ici des cheveux, là des peaux mortes, des traces chimiques de salive et de sueur, des éclats de moments partagés, juste bons à être prélevés et analysés par des archéologues ou des flics de série télé. Les photographies n'occupent qu'une partie du cadre, P. les entoure de motifs aux couleurs malades, comme des peaux assaillies d’urticaire. Ici des photographies d'ossements amoncelés évoquent une fosse commune, là des rats grouillent et se repaissent. On est en plein dans un imaginaire de peste noire – pas exactement une vie impossible, mais une vie faite de la présence, partout, de la mort.
J'aimerais rendre justice aux rats : les gros rats d'égout rattus norvegicus présents dans les œuvres de P. ont été innocentés de la propagation des grandes pestes depuis longtemps déjà. Ils n'étaient pas présents en Europe avant le ⅩⅧe siècle et c'est la puce de leur cousin mieux-aimé, le petit rat des champs rattus rattus, qui a ravagé le monde. Leur présence sur tous les continents est liée à la première mondialisation coloniale des soi-disant Lumières, lors qu’ils accompagnaient navires et nourriture. Avec les pigeons et autres cafards, les rats sont l’une des espèces animales qui profitent du capitalisme en se propageant et se multipliant grâce à lui, sans pour autant être domestiquées, exploitées ou massacrées à grande échelle.
Les rongeurs ont pourtant contribué à la théorie économique bien malgré eux quand, en 1902, dans une tentative hasardeuse d'hygiénisation contre la peste, les autorités coloniales françaises en Indochine récompensaient quiconque tuait un rat. Très vite, les habitant·e·s de Hanoï ont élevé des rats en batterie pour toucher ces primes aux dépens du colonisateur – un exemple enseigné en école de commerce, et un superbe raté de gouvernance coloniale raconté dans The Great Hanoi Rat Hunt: Empire, Disease, and Modernity in French Colonial Vietnam (2018) de Michael G. Vann et Liz Clarke, non traduit en français. Les rats de P. conjurent des images de peste et de mort, mais leur grouillement peut ouvrir des chemins aussi indisciplinés que poilus.
Dans HEVN, l'imaginaire du cinéma rejoint le vocabulaire de la morbidité, avec l’usage de procédés que P. décrit comme des éruptions cutanées et des impressions rétiniennes qui rendent ses images malades, illisibles. Dans une même intention, la plupart des collages sous résine de P. sont recouverts de gros pois noirs, rouges, jaunes et argentés semi-transparents. Autant les films de P. jouent de ces contaminations pour déstabiliser mots et images, autant j'ai du mal à voir, dans ces cercles parfaits à la composition impeccable, la présence d’une peste bubonique ou d'une monkeypox visuelle. J'imagine un instant le maillot à pois du Tour de France, perdu et désorienté dans une apocalypse remplie de couteaux et de vermine.
Je suis surpris par Love Life (and a body wrapped loving life it is held for me and i cripple it and i share it and i share a suffering for it that loves it love life) (2022) et Love Life (tongues) (2022), des portraits peints dont les sujets tirent des langues déformées, affectés par des protubérances noires. Ils sont disposés en grille, présentant leurs sujets sous différents angles, comme des portraits-robots imparfaits. Surpris, d'abord, parce que les visages sont plutôt absents du reste de l'exposition. P. en glisse quelques uns, à peine discernables et en négatif bleuâtre, dans HEVN où l'artiste montre surtout des crânes empilés dans des ossuaires. Surpris, ensuite, par ces dessins dont le tracé fait ressentir la main de P., d'une manière directe que je n'ai jamais vue dans ses œuvres. Ces lignes imparfaites perturbent la nature photographique du document et contrastent avec la froideur mécanique des autres images.
Dans Love Life (bottles) (2022), la résine fige une grille de photographies en noir et blanc montrant des bouteilles posées au sol. Ce sont les mêmes bouteilles qui, dispersées dans l’espace de la galerie, sont remplies d'une version synthétique des sucs gastriques de l'artiste (un mélange d'acide chlorhydrique, d'enzymes digestifs et d'eau déminéralisée). Les bouteilles des photographies sont vides, comme un matin après une fête, arrangées différemment dans chaque photographie. Par leur sérialisation méthodique, ces bouteilles me font penser à des essais de composition pour nature morte ou à la documentation d'une œuvre d’art conceptuel des années 1970, un vocabulaire a priori éloigné de la moiteur abjecte de leur contenu.
P. mobilise le plus-qu'intime : on parle d'un·e artiste qui intègre hormones et fluides corporels à ses œuvres, qui laisse voir à l'intérieur de son corps, mais à un niveau de détail si microscopique qu'il permet de montrer sans rien révéler. P. est paradoxalement plutôt discret, se dévoile et s'exprime peu dans ses images et ses vidéos. Beaucoup de ses œuvres utilisent des stratégies de distanciation, de géométrisation et de rationalisation - presque de retenue et de mise en ordre. Comme si pour compenser le suintement grouillant, la morbidité liquide et l'âpreté morale de ses sujets il lui fallait invoquer des systèmes de représentation quasi-scientifiques, et passer par un formalisme rassurant qui fige le trouble.
Le poème holographique Love Life (2022) est menaçant dans sa forme, comme les pales d'un drone dystopique, mais ce sont elles qui, mises en rotation rapide, matérialisent les mots grâce à la persistance rétinienne dont se sert le cinéma. Dans son frappant depollute (2018), la violence d'un acte chirurgical froidement décrit étape par étape amenait déjà une beauté troublante par le montage des mots se succédant. Les images enfermées de P. vivent à côté de poèmes en mouvement.
Je vois les collages et les mots de P. comme deux phases d'un même mouvement, deux éléments à monter ensemble comme l'artiste le fait en vidéo. Dans l'exposition, ce montage se fait au rythme des pensées et des émotions. Les états se succèdent, vague après vague, transformant petit à petit celle·ui qui regarde.
Contrairement à ses vidéos, où les mots-poèmes laissent entrevoir la possibilité d'une libération, la possibilité d'une vie autre, les collages de P. enferment leurs sujets. Ces images sont frappées d’une violence inquiétante, renforcée par un usage strict de la composition et d’un noir et blanc très contrasté qui apporte dureté et froideur. Elles confrontent qui les regarde à cette violence, sans donner tout de suite matière à rédemption. L'inconfort est nécessaire, la confrontation est inévitable, et l'artiste ne cherche pas à les diminuer dans l'image.
La love life sombre, morbide et violente exposée par P. vaut-elle d'être vécue ? Elle a en tout cas l'apparence d'un champ de ruines, où la mort est toujours présente. P. semble aimer les couleurs malades, peu flatteuses, pâles, abîmées. Dans son exposition On Venus aux Serpentine Galleries en 2019, un jaune sordide envahissait les murs, les fenêtres et même le sol-miroir de la galerie. P. s'intéressait à la planète Vénus et ce jaune évoquait l'atmosphère saturée d'acide sulfurique de l'astre de l'amour, elle aussi jaune à l'infini. Pour Love Life, c'est un rouge urticaire digne de Mars, omniprésent dans les tâches syphilitiques des collages de P., qui imprègne les murs, les œuvres et les visages.
Des sondes soviétiques nous ont transmis les seules images que nous possédons du ciel de Vénus, d'un jaune obsédant. Elles n'avaient eu que quelques minutes pour l'observer avant que la température et la pression infernales de la planète les écrasent. Elles portaient le nom de Venera, du nom russe de la déesse de l'amour. Je comprends enfin pourquoi les maladies vénériennes ont ce nom : maladies de Vénus, maladies de l'amour, maladies de love life.
Dans sa quête de vies autres, P. comparait la vie sur Vénus à la vie sur Terre. L'artiste semble aussi donner un début de réponse : oui, une autre vie est possible, une vie violente et tragique à la pression suffocante. Une vie à 457°C, couleur jaune chaude-pisse. Une vie pas si différente de la nôtre. En nous disant Love Life, P. n'exige pas d'aimer la vie à tout prix, mais demande qu'on aime cette vie d'amour rouge scarlatine. Une vie faite de rats, d'os, de langues, d'acide, de violence, d'acier et d'IST sans doute envoyées par Vénus elle-même depuis son astre sulfurique.
Lucas Morin, septembre 2022
Relecture et correction : Boris Atrux-Tallau
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If you have a moment to spare, try making the sounds v and f. Vvv then fff. Lovvve, then lifffe. Love life. Say the two words quickly. Notice how your front teeth brush against your lower lip as you say them. Love Life. Notice the gentle alliteration of the two four-letter words, starting with l and ending in a barely distinguishable v and f. Lovelife.
Love Life has the energy of a cheesy song that you listen to as a guilty pleasure: a one-hit-wonder that moves you because it speaks to some basic truth. P. reminds me that “love life” could be a piece of advice or even a command. Love your life! These words sound too earnest for contemporary art lingo, but I can easily imagine hearing them in P.’s voice.
The word “life” is vague because of its enormity; it encompasses everything and nothing. However, it can be a way of reminding us why we persevere through all our struggles and setbacks. In search of a different life. A better life. Or maybe a life full stop for people whose existence is filled with deprivation, pain and injustice. P. uses the word “life” in work after work, as if they are constantly asking the same question in different ways. In the video HEVN (2021), the word appears in the white text surrounded by a pale yellow haze at the bottom of the screen, asking “Is there life outside?”. In the following shots, P. gives their answer: “Dream a metal tongue—Pussy Boy”. With those words, the tone is set – steel-cold, with the smell of sweat.
A series of framed photo collages encased in transparent epoxy resin sits in the centre of the exhibition. Resin is a toxic material, above all else. In its liquid form, it produces fumes that can shatter your lungs. P. pours layers of this liquid resin around and over the images. As the liquid solidifies, it traps these collages in a noxious bath. It captures and preserves everything it comes into contact with: dust, hairs, insects, bits of skin.
Are these kinds of fragments all that is left from a love life? Our intimate lives leave the most subtle traces: hair, flakes of skin, sometimes the chemical traces of saliva or sweat. Remnants of time spent together to be analysed by some archaeologist or Law and Order coroner. The photographs in P.’s collages only take up a small section of their frames. They are surrounded with sickly shapes and colours that resemble skin rashes. Some of the photographs show bones piled up in a mass grave. Others show swarms of rats feeding. It is a Black Death nightmare world. Maybe not a world devoid of life, but definitely one where death is ever-present.
I shouldn’t unfairly slander these rats. Rattus norvegicus, the large sewer rats in P.'s photographs, arrived in Europe in the 18th century and were not responsible for any plague outbreaks on the continent. Instead, fleas carried by their smaller and cuter cousin, the field rat Rattus rattus, are the ones that have ravaged the world. Rattus rattus spread throughout the world in the galleys of colonial trade ships during the first phase of globalisation of the so-called Age of Enlightenment. They are among the few species, along with pigeons and cockroaches, to have thrived from capitalism without being domesticated, exploited or massacred.
These rodents made an unwitting contribution to the development of economic theory in French Indochina in 1902. As a hygiene measure, French authorities offered a bounty to anyone who killed a rat. In response, the residents of Hanoi began battery farming rats to obtain the cash rewards offered by the authorities. This remarkable example of poor colonial governance, described in The Great Hanoi Rat Hunt: Empire, Disease, and Modernity in French Colonial Vietnam (2018) by Michael G. Vann and Liz Clarke, is still taught in business schools. P.’s swarming rats evoke plagues and death, but are also hairy symbols of subversion.
Amongst the resin-encased collages, I am surprised to find a series of hand-painted faces with deformed tongues covered in black protrusions – Love Life (and a body wrapped loving life it is held for me and i cripple it and i share it and i share a suffering for it that loves it love life) (2022) and Love Life (tongues) (2022). The paintings show the subjects from different angles and are laid out in a grid, mugshot-style. Surprised, because these are the only faces clearly depicted in the entire exhibition. HEVN features a few blurry faces in blueish negative, but other than that, the only human heads in the exhibition are piles of skulls in ossuaries. And more surprised still, because P.’s work rarely shows such visible traces of the artist’s hand. These imperfect sketches contrast with the coldness of mechanical reproduction used elsewhere in the series.
Love Life (bottles) (2022) shows a grid of black-and-white photographs of bottles lying on the ground. The same bottles featured in these photographs are scattered around the exhibition space and filled with a synthetic version of the artist’s gastric fluids (a mixture of hydrochloric acid, pepsin and deionised water). In the photographs, the bottles are empty, as if captured the morning after a party, yet carefully arranged in a different order in each image. Their methodical, arrangement resembles old-fashioned still life paintings or a 1970s conceptual work: examples of artistic rigour a far cry from the volatile nature of the artworks' liquid contents.
In HEVN, P. uses motifs inspired by “the floaters you get on your eyeball from looking at the light” or a “pox” to make the video look contaminated and distorted. Similarly, in their collages, translucent black, red, yellow and silver spots float in the resin. But unlike the techniques used in their films, I have difficulty seeing these round shapes as some kind of visual plague or optic monkeypox. I can't help but see the polka dot jersey of the Tour de France, lost in some nightmare of knives and teeming pests – perhaps the result of their perfect geometry and careful arrangement.
P.'s work uses the most intimate materials. The artist lays bare the inner workings of their body by frequently incorporating their hormones and bodily fluids into the work. However, working at this microscopic level, P. can put their body on display without revealing much about themself. Their work is paradoxically very private. We learn little about the personal life – or indeed, love life – of the artist from their images and videos. Instead, geometry and careful classification maintain layers of distance between the viewers and the artwork, a counterbalance of oozing liquids, swarms of vermin, and disease with comforting and reassuring formalist artistic choices.
P.’s striking text-on-film work depollute (2018) already brought an unsettling beauty to a cold step-by-step description of a painful surgical procedure. Their holographic poem Love Life (2022) is projected using a holographic LED fan that rotates to produce an optical illusion. Its fast and threatening rotation allows the poem looks like it is suspended in air, using the same persistence of vision that makes a film out of a reel of pictures. Once again, P.'s display choices contrast with the work's content, creating a tension that the viewer has to resolve.
While their videos and poems suggest the possibility of liberation or a different life, P.'s collages hold their subjects in place. The works' disturbing violence is emphasised by their austere style and cold monochromatic colours. They confront the viewer with suffering but offer no easy form of redemption. Discomfort is necessary, and conflict is inevitable, and P’s work does not shy away from these harsh truths.
Is this dark, violent and macabre love life one worth living? In this exhibition, P. shows us a field of rubble filled with death and destruction. The artist extensively uses pale, sickly, distorted and unpleasant colours. In the exhibition On Venus in the Serpentine Galleries in 2019, the gallery's walls, windows and reflective floor were bathed in a fetid yellow. P. was fascinated by Venus, and used the colour to evoke the planet of love's sulphuric atmosphere. In Love Life, the dominant colour is the scarlet red of Mars. The colour of the syphilitic rashes of P.'s collages soaks the entire exhibition space.
In the few minutes they had before being crushed by the planet's hellish temperatures and atmospheric pressure, Soviet probes took the only images we have of Venus’s haunting yellow skies. The space programme was named Venera: the Russian name for the goddess of love. After seeing this translation, I realised what 'venereal disease' means: disease of Venus, disease of love, disease of a love life.
Is another life possible? To probe this question, P. compared life on Venus to life on Earth. They found a tentative answer. Yes, it is, but a violent and tragic life. A life in a suffocating world with unbearable levels of pressure. A life at 457°C and the colour of a painful gonorrhoea piss. So, a life not that different from our own. “Love life” for P. doesn’t mean “love life at all costs”. It means trying to love this rash-red life we have: this life of rats, bones, tongues, acid, violence, steel and STIs – maybe sent by Venus herself from her sulphuric realm.
Lucas Morin, September 2022
Translated from the French by Michael Angland