Mon chant sans sort

Petite, j'écoutais en boucle les contes d'Hans Christian Andersen. Particulièrement celui de la Petite Sirène, dont je réécoutais sans cesse certains passages. Je revenais toujours, avec une fascination obsessionnelle, et sans en connaître la raison, aux épisodes les plus mélancoliques : ceux du chant dérobé et de la métamorphose en écume. Plus tard, je repensais à ces moments du conte, absorbée dans des rêveries interminables, alors que la vie continuait tout autour de moi. À chaque répétition, à chaque réitération mentale au sein du monde secret qui était le mien, certains détails se modifiaient subtilement. L'histoire originale s'altérait sous l'effet de mon imagination et des retours inlassables. C'est à cet endroit précis où nous nous retrouvons avec Matthias. Les sirènes, les significations qui les accompagnent, et la toute-puissance du conte, m'obsèdent aussi, encore aujourd'hui.

Pour Matthias Garcia, la figure de la sirène est le prisme à travers lequel il reformule continuellement le sens de ses peintures. Cette exposition constitue une variation sur la symbolique du chant des sirènes. Pensée également tel un chant, celle-ci retrace la transformation de sa relation avec cette figure fondatrice depuis l'exposition Fakelores présentée à la galerie en 2021. Alors que le monde magique refusait la primauté du réel dans Fakelores, Matthias recherche ici la reconcilitation entre le réel et l’imaginaire. Quelle serait la juste distance, la bonne entente et l'écart nécessaire afin que les mondes réel et merveilleux cohabitent?

Tout débute avec l'un de ses poèmes personnel "Mon chant sans sort" dont le titre est extrait, pour se prolonger et s'entrelacer avec d'autres récits : le chant XII de l'Odyssée d'Homère dédié à la rencontre d'Ulysse avec les sirènes et, bien sûr, le chant de la Petite Sirène et sa fin funeste.

sort mon chant / s'en sort mon chant / mon chant sans sort / dirige le rêve les yeux ouverts / sans sort attaché à mon chant / la gorge au ruban de mort implore / la gorge de mort noue son ruban / ribambelle noire nettoyée du sort / les yeux rivés devant toi la mort / sans peur car sans sort / je t'aime mon chant de mort

Matthias peint et réfléchit en conteur. Au cours de l'élaboration des peintures et de la rencontre de ces récits, d'autres poèmes, qu'il se murmure d'abord à lui-même, voient le jour. Au fur et à mesure que remontent du décor les personnages et les motifs, apparaît un paysage intérieur et se forme une histoire. Celle-ci se peuple de créatures fantastiques et d'enfants, de sirènes et de monstres, de silhouettes animales et de fleurs hybrides au symbolisme intime. Pourtant, l'intention de ces images psychiques est altérée, dotée désormais d'une fin ou d'une morale apaisée.

Auparavant, la petite sirène, rejetant sa nature de sirène afin d'obtenir une âme immortelle, incarnait pour Matthias une représentation du refus du réel. Dans cette nouvelle narration croisée, la petite sirène accepte désormais son destin d’écume et de mort – sans sort, c’est-à-dire sans l'illusion de pouvoir un jour se soustraire à la mort. De même, le chant des sirènes dans l'Odyssée est alors débarrassé du sort. Symbole du savoir absolu, il révèle une vérité de l'existence que les marins refusent d'entendre : la mort est éternelle et aucun monde imaginaire ne pourra jamais défier cette réalité.

une chanson pour toi petites feuilles / une chanson pour clore la guerre entre toi et le règne des fleurs / aucune question et une myriade de réponses / ma chanson sans sort / écoute-la / bois-la

Il s'agit d'un travail de réécriture comme de re-peinture en quelque sorte. Matthias nomme ce processus de réinvention constante des significations et des symboles au gré des affects, des réflexions personnelles et des ambitions narratives, le pouvoir du conteur de recolorer les mythes. Certaines œuvres réactualisent ainsi des images anciennes, avec une certaine tendresse cette fois. Si les images gardent des similitudes, c'est dans les mots et les titres choisis que le sens migre et se transforme. La peinture intitulée La libération de la fée célèbre la fin des illusions vaines décrites dans le poème et le dessin La libération de l’esperance d'Unica Zürn. Ce nouveau titre, fabriqué grâce à un jeu de mot entre le mot "fe" en espagnol, signifiant l'espoir ou la foi, écrit "fée" en français, opère cette relecture à travers le conte.

je marche dans la merveille qui de son / jeune âge piétinait tout / madame a grandi / elle ne te piétine plus / elle se courbe sans toutefois se plier / sa langueur ne t'agresse plus / sa froideur brille mais mais ne te brûle plus / je marche dans la merveille qui / pendant bien longtemps interdisait / que l'on entre dans son royaume sans quitter pour toujours le nôtre

L'accrochage des peintures, en recouvrant presque entièrement les murs de la galerie, traduit ce long chemin de la réconciliation. Chacune des œuvres opère tel un portail vers le merveilleux et mène, en épisodes narratifs successifs, jusqu'à l'œuvre Como nunca mi hogar es aqui, une allégorie de cette paix réalisée entre le réel et l’imaginaire, dans les bras l'un de l'autre.

Les fleurs-paysages, les fleurs-vivantes, les filles-fleurs et enfants, partout proliférantes, nous conduisent le long de ce chemin. D'autres fleurs-motifs, immenses, se propagent partout en vagues: métaphores de l'écume, elles chantent l'acceptation du réel et de la mort par les sirènes. Sorte de vanités, ces fleurs-écumes entonnent à nos oreilles l'éphémérité fatale et inéluctable de la vie humaine. Tout conte, même celui raconté ici, mérite une morale.


Les trois poèmes reproduits ici sont de l'artiste.


Anaïs Lepage






When I was little, I used to listen to Hans Christian Andersen's fairy tales over and over again. Particularly The Little Mermaid. I would always return, with an obsessive fascination, and totally oblivious to the fact, to the most melancholic episodes: those of the stolen song and the metamorphosis into the seafoam. Later, I would think back to these fairytale moments, absorbed in endless daydreams, while life went by around me. With each repetition, each mental reiteration within this secret world that was mine, certain details where subtly altered. The original story was distorted by my imagination and tireless returns.

This is precisely where Matthias and I meet halfway: Mermaids, the meanings that surround them, and the omnipotence of storytelling, obsess me also, even today.

For Matthias Garcia, the figure of the mermaid is the prism through which he continually reformulates the meaning of his paintings. This exhibition, conceived as a song, is a variation on the symbolism of the siren song. It traces the transformation of his relationship with this founding figure since the Fakelores exhibition presented at the gallery in 2021. Whereas the magical world refused the primacy of reality in Fakelores, Matthias here seeks reconciliation between the real and the imaginary. What would be the right distance, harmony and balance between these two worlds?

It all begins with a personal poem of his, "Mon chant sans sort", from which the title is excerpted, and continues and intertwines with other stories: Canto XII of Homer's Odyssey, dedicated to Ulysses' encounter with the mermaids, and, of course, the song of the Little Mermaid and its fateful end.

sort mon chant / s'en sort mon chant / mon chant sans sort / dirige le rêve les yeux ouverts / sans sort attaché à mon chant / la gorge au ruban de mort implore / la gorge de mort noue son ruban / ribambelle noire nettoyée du sort / les yeux rivés devant toi la mort / sans peur car sans sort / je t'aime mon chant de mort.

Matthias paints and reflects as a storyteller. As the paintings progress and he encounters these stories, other poems which were only whispered to himself, begin to unfurl. Characters and motifs emerge from the scenery, an inner landscape appears and a new story is born; A story populated by fantastical creatures and children, mermaids and monsters, animal silhouettes and hybrid flowers of intimate symbolism. However, the intent of these psychic images is altered, now endowed with a soothing ending or moral.

For Matthias, the Little Mermaid, who rejects her mermaid nature in order to obtain an immortal soul, previously embodied an allegory of the refusal of reality. Now, in this new cross-narrative, the little mermaid now accepts her destiny of waves and death - rejecting fate, i.e., without the illusion of ever being able to escape death. In a similar fashion, the sirens' song in the Odyssey is now free of fate. A symbol of absolute knowledge, it reveals a truth of existence that the sailors refuse to hear: death is eternal, and no imaginary world can ever defy this reality.

une chanson pour toi petites feuilles / une chanson pour clore la guerre entre toi et le règne des fleurs / aucune question et une myriade de réponses / ma chanson sans sort / écoute-la / bois-la

The entire exhibition is a process of rewriting, a sort of re-painting. Matthias refers to this process of constantly reinventing meanings and symbols to suit his affects, personal reflections and narrative ambitions, as the storyteller's power to recolor myths. In this way, some of the works bring old images up to date, now with a certain tenderness. While the images retain certain similarities, it is in the words and titles chosen that meaning migrates and transforms. The painting entitled La libération de la fée celebrates the end of the vain illusions described in Unica Zürn's poem and drawing La libération de l'esperance. This new title, a play on words between the Spanish word "fe", meaning hope or faith, and the French word "fée", is taken as a rereading of the fairy tale.

je marche dans la merveille qui de son / jeune âge piétinait tout / madame a grandi / elle ne te piétine plus / elle se courbe sans toutefois se plier / sa langueur ne t'agresse plus / sa froideur brille mais mais ne te brûle plus / je marche dans la merveille qui / pendant bien longtemps interdisait / que l'on entre dans son royaume sans quitter pour toujours le nôtre

The layout of the paintings, almost completely covering the gallery walls, reflects this long road to reconciliation. Each work acts as a portal to the marvelous, leading in successive narrative episodes to the work Como nunca mi hogar es aqui, an allegory of the peace achieved between the real and the imaginary, in each other's arms.

Landscape flowers, living flowers, flower-girls and children, proliferating everywhere, lead us along this path. Other immense motif-flowers spread like waves everywhere: metaphors for seafoam, they sing of the mermaids' acceptance of reality and death. A kind of vanity, these foam flowers sing to our ears of the fatal and inescapable ephemerality of human life. Every tale, even the one told here, deserves a moral.


The three poems reproduced here are by the artist.

Anaïs Lepage

PRESS RELEASE:

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Sultana